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Histoires de salades


Phaon

Lorsque les dieux grecs et les hommes partageaient la même terre, vivait sur l'île de Mytilène, un vieil homme nommé Phaon. Il était très pauvre et on le disait très généreux car il ne savait pas dire non. Il ne possédait que les habits qu'il portait, une hutte de roseaux et une barque avec la quelle il faisait le passeur entre l'île et la côte Mysienne toute proche.

  • Un soir, alors que le soleil était bas sur l'horizon, une vieille femme, pauvrement vêtue se présenta et lui demanda de la faire traverser. à l'état de ses hardes, on comprenait qu'elle n'aurait pas de quoi le payer. à la position du soleil au-dessus de l'horizon, c'était sûr qu'il n'aurait pas le temps de rentrer et devrait passer la nuit sous l'abri précaire de sa barque retournée. Phaon ne s'était pas encore décider à dire non, qu'elle avait déjà embarqué.

  • Pendant qu'il forçait sur les rames, elle le regardait droit dans les yeux (ce qui, chacun le sait, n'est pas le comportement d'une femme honnête), avec une telle intensité qu'il devina qu'elle n'était point une simple mortelle. En effet était assise face à lui Aphrodite qui s'était déguisée ainsi pour tromper la surveillance de son époux, Arès (le dieu de la guerre, jaloux comme un pou) et rejoindre, sur l'île, un de ses amants. Aphrodite regardait Phaon et se disait qu'un homme qui, comme lui, ne saurait pas dire non, aurait la sagesse de son âge mais surtout la beauté et la fougue amoureuse de la jeunesse, serait l'amant idéal. Aussi, dès que la barque toucha terre, elle métamorphosa Phaon en un très beau jeune homme, qu'elle s'empressa de rejoindre sous l'abri de la barque retournée.

  • La nouvelle de cette métamorphose se répandit dans l'île à la vitesse d'un feu de broussailles.
  • Les premières femmes qui rendirent visite à Phaon, furent celles qui jadis lui avaient dit non et qui, devenues veuves, recherchaient un nouveau mari.
  • Elles traînaient sur la plage sous un prétexte quelconque et tentaient de lui faire comprendre que, s'il faisait sa demande, cette fois elles ne diraient pas non.
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Aphrodite et Phaon, (inscription invisible ici : « Phaon kalos (Phaon est beau) ».
Détail d'un cratère en calice, à figures rouges, (manière du Peintre de Midias ; 420 à 400 av. J.-C.). Cratère d'origine Attique et en provenance d'Agrigente (Sicile), actuellement exposé au musée archéologique régional Antonio Salinas à Palerme (Sicile).

Phaon était désolé, car malheureusement son cœur était déjà pris. Il ne savait que répondre et finissait par les faire entrer dans sa hutte. â?¦
Elles le quittaient, quelques heures plus tard, convaincues que c'était lui, mais alors lui seul, qu'elles avaient attendu en vain.

- Les deuxièmes femmes à lui rendre visite furent celles qui, au péril de leur vie, se livraient à l'adultère. Pendant qu'une fidèle servante faisait le guet, elle se glissait dans sa hutte. Et là, adossées à la porte, déclaraient, un peu essoufflées, que s'il savait se montrait discret, elle le voudrait bien pour amant.
Phaon était désolé, car malheureusement son cœur était déjà pris. Mais pour qu'elles n'aient pas pris tous ces risques pour rien, il basculait avec elles sur sa couche de joncs. â?¦
Elles le quittaient, quelques heures plus tard, convaincues que c'était lui, mais alors lui seul, qui serait capable d'embraser leur morne quotidien.
- Les troisièmes femmes à lui rendre visite furent les hétaïres, les courtisanes. Celles qui se faisaient payer par les hommes les plus riches tous leurs caprices. Arrivées dans une litière elles envoyaient un esclave quérir Phaon. Phaon était désolé, car malheureusement son cœur était déjà pris. Comment expliquer à un esclave ce qu'il devait dire pour ne pas les froisser ? Le mieux était qu'il le fasse lui-même. Puis comment résister au moelleux des coussins. â?¦
Elles le quittaient, quelques heures plus tard, convaincues que pour lui, mais alors pour lui seul, renonceraient à tous leurs caprices.
Le plus grand des désordres se mit à régner sur l'île.
- Chaque femme en soupçonnait une autre d'être l'heureuse élue et lui faisaient subir une vie d'enfer.
- Certaines, qui étaient mariées, se retournaient contre leurs époux, leur reprochaient de ne plus les faire rêver et envoyaient par la fenêtre toutes les tâches ménagères.
D'autres, s'en prenaient à Déméter, la déesse du mariage et lui refusaient sacrifices et offrandes.
- Quand aux jeunes filles, en âge de se marier, leurs pères les enfermaient dans leurs chambres pour les empêcher de rejoindre ce va-nu-pieds.
Lorsque tous ces pauvres hommes, père ou mari, recherchaient, un peu de réconfort, auprès d'une porné (une prostituée) ils se retrouvaient à s'agiter au-dessus d'une femme, qui les yeux aux ciels murmurait : Phaon, Phaon, Phaon.
Aussi les délégations de citoyens se succédaient auprès de l'oligarche qui gouvernait l'île et toutes demandaient qu'on mette ce Phaon à mort. Elles finirent par obtenir gain de cause et un matin, une troupe d'hommes en arme se mit en route.
Mais, heureusement pour Phaon, Aphrodite passait la nuit auprès de lui. Elle le réveilla et le cacha parmi des laitues. Plantes qui pour les anciens apaisaient les feux de l'amour.
L'a-t-elle fait, elle la Déesse de l'amour, par sagesse ou par jalousie envers toutes ces femmes qui couraient après lui ? Nul ne sait car plus personne n'a jamais revu Phaon.
Alors, si en vous promenant, vous rencontrez des femmes qui cueillent des laitues sauvages avec l'air de chercher tout autre chose. Je vous en prie, ne vous moquez pas d'elles.

C.M.

* * *
L'histoire s'inspire des quelques éléments donnés par les auteurs grecs anciens : Palaiphatos et Elien :
- Palaiphatos, Histoires incroyables, XLVIII. Phaon.
  • [Palaiphatos, auteur grec du IV° ou III° siècle av. J.-C. La traduction est d'Ugo Bratelli (2002)]
« L'existence de Phaon se passait sur un bateau et sur la mer ; la mer, près de laquelle il vivait, était un détroit. Nul ne se plaignait de lui, car c'était un homme simple, qui n'acceptait de se faire payer que de ceux qui avaient de l'argent. Les Lesbiens admiraient son comportement. Une déesse honora cet homme, et on dit que c'était Aphrodite. Sous une apparence humaine, d'une femme déjà vieille, elle demanda à Phaon de lui faire traverser le bras de mer. Rapidement il la transporte et ne demande pas à être payé. Que fait donc la déesse, devant cela ?
  • On dit qu'elle transforma cet homme, changea sa vieillesse en jeunesse et beauté. Ce Phaon est celui pour lequel Sapho éprouvait de l'amour, et qu'elle a souvent chanté. »
- Élien, Histoires diverses, l. XII, 18. De Phaon.
[Claude Élien ou Élien, surnommé Élien le Sophiste, né vers 175 à Présente et mort vers 235 à Rome est un historien, zoologiste et orateur romain de ligue grecque. La traduction est de M. Dacier (1827)]
« On raconte que Vénus cacha le beau Phaon sous des laitues. Suivant une autre tradition, Phaon était batelier de profession. Vénus étant un jour venue à sa nacelle pour passer d'un lieu à un autre, Phaon, sans la connaître, la reçut volontiers, et la transporta, avec le plus grand empressement, où elle voulait aller. En reconnaissance de ce service, la déesse lui fit présent d'un vase plein d'une drogue, qui le rendit, dès qu'il s'en fut frotté, le plus beau de tous les hommes. Dès lors, toutes les femmes de Mytilène devinrent amoureuses de Phaon : mais à la fin, ayant été surpris en adultère, il fut mis à mort. »
Pour d'autres auteurs, dont Pline et Ovide, Phaon fut aimé de la poétesse Sappho (les îles de Mytilène et de Lesbos sont une seule et même île).