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Histoires de salades


Par pitié, ne faites pas mourir Adonis parmi des laitues !


Dans la mythologie grecque, Adonis est né des amours incestueux de Myrrha avec son père, le roi de Chypre. Il est d'une telle beauté qu'il est convoité par deux déesses : Aphrodite et Perséphone, déesse des enfers. Pour régler le conflit qui en découle, l'année est partagée en trois. Adonis en passerait le premier tiers avec Perséphone, le second avec Aphrodite et le dernier, avec qui il voudrait. Il choisit de le passer avec Aphrodite et lors d'une chasse en sa compagnie, un féroce sanglier charge Adonis qui agonise dans ses bras.


Le poète grec Bion décrit ainsi cette mort :

« Aphrodite répand autant de larmes qu'Adonis perd de sang. Ces pleurs et ce sang, en touchant la terre, deviennent des fleurs : le sang enfante la rose et les pleurs l'anémone. »

Ovide en donne une version légèrement différente :

« Naquit de ce sang une fleur de la couleur des grenadiers [â?¦]. Mais cette fleur ne se laisse admirer qu'un court moment, car elle est mal fixée et, à cause de sa trop grande légèreté, ses pétales tombent, secoués par les vents qui lui donnent son nom. »

De laitue il n'en est pas question, pour les voir apparaître il faut se référer à Athénée de Naucratis qui cite des poètes comiques :
« Nicandre de Colophon dit, dans le second livre de ses Gloses, qu'on appelle brenthis à Chypre, la laitue où Adonis s'était caché lorsqu'il fut tué par le sanglier. Amphis parle ainsi dans son Ialème :
"Dans les laitues (thridakinois) plantes détestables ; car si un homme qui n'a pas encore soixante ans, s'avisait d'en manger lorsqu'il a intention de voir sa femme, il passerait toute la nuit auprès d'elle sans pouvoir remplir ses désirs, quelque chose qu'il fît pour forcer la nature à le rendre heureux."

Mais Callimaque dit que ce fut Aphrodite qui cacha elle-même Adonis dans des laitues. Les poètes ont présenté cela comme une allégorie, en ce que ceux qui mangent souvent des laitues ne sont guère propres aux ébats amoureux. Voilà pourquoi Eubule dit dans ses Astytes ou impuissants : "Ma femme, ne me sers pas de laitue sur ma table, ou ne t'en prends qu'à toi-même; car on dit que c'est sous cette plante que Vénus avait caché Adonis, peu avant sa mort ; ainsi c'est un manger de morts... ".

Ces poètes comiques, font allusion à une mort d'Adonis beaucoup moins glorieuse. Elle survient alors qu'il se cache, ou est caché par Aphrodite, parmi des laitues. Plantes qui sont associées, par la médecine de l'époque, à l'impuissance masculine. Ainsi, Dioscoride déclare, à propos de la laitue cultivée et de la sauvage, que chacune est « anaphrodisiaque et met fin aux pollutions nocturnes ».

Mais leurs comédies s'adressaient à un public masculin, dont les femmes et les concubines rendaient, au jeune amant d'Aphrodite, un culte dont le temps fort étaient les Adôneia qui avaient lieu l'été. Adôneia que l'on retrouve dans une autre comédie, celle d'Aristophane ayant pour titre Lysistrata, et où un Magistrat d'Athènes se plaint :
« Ces lamentations des fêtes d'Adonis, que j'entendis un jour du lieu même de l'assemblée ? Démostratos, [â?¦] proposait de faire voile vers la Sicile ; et sa femme criait en dansant : " Hélas ! Hélas ! Adonis ! " » Démostratos proposait de lever des hoplites à Zacynthe ; et sa femme, déjà ivre, criait sur le toit : " Pleurez Adonis ! [â?¦] Voilà les dérèglements auxquels elles se livrent. ».

Ce toit sur lequel elles accédaient par une échelle comme ici :
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Détail d'un vase grec (Lécythe) attique à figures rouges (vers 425-375. av. J.-C., musée de Karlsruhe, Allemagne. Une femme dénudée et parée de bijoux, aidée par Eros monte, à l'aide d'une échelle, des « jardins d'Adonis » confectionnés dans des cols d'amphores. Elle est entourée de deux personnages féminins.













Pour exposer, à l'ardeur du soleil, des jardins d'Adonis, plantations éphémères de plantes à la croissance rapide. Jardins qui avaient une valeur proverbiale comme dans de passage de Julien dit l'Apostat (IVe s. ap. J.-C.) :
« Ce sont donc jardins d'Adonis que tous les exploits dont tu nous parles [â?¦] Ceux que les femmes [â?¦] plantent pour l'amant d'Aphrodite, en mettant certaines herbes dans des pots de terre : ils verdoient en peu de temps, mais ils se fanent tout de suite. »

Les Adôneia qui se déroulaient à Alexandrie ont été décrites par Théocrite :

« Aphrodite et Adonis aux bras de rose s'étreignent. L'époux a près de dix-huit ou dix-neuf ans, son baiser ne pique pas, blond est le duvet qui ourle ses lèvres. Aphrodite, sois heureuse de posséder encore ton amant, alors que nous devrons, demain, à l'heure de la rosée, le porter toutes ensembles, jusqu'aux vagues écumant sur la grève. Et là, chevelures dénouées, laissant trainer nos robes jusqu'aux talons, poitrines découvertes, nous entonnerons un chant de lamentation. »

Pour essayer d'imaginer ce qu'a pu être la condition féminine dans l'Antiquité Grecque ces trois fragments de textes :

- Le premier est extrait d'une plaidoirie prononcée lors du IVe siècle avant J.-C. :

« Les courtisanes, nous les avons pour le plaisir ; les concubines, pour les soins de tous les jours ; les épouses, pour avoir une descendance légitime et une gardienne fidèle du foyer. »

- Le second provient de la tragédie d'Euripide, Iphigénie à Aulis, Clytemnestre s'adresse à son époux Agamemnon :

« Tu me rendras ce témoignage, que je fus une épouse irréprochable, pleine de retenue dans les plaisirs d'Aphrodite, dévouée à l'accroissement de ta maison. »

- Le troisième est un voeu adressé à la déesse Artémis :

« Artémis, puisse par ta volonté le jour de son mariage â?¨Étre aussi celui de la maternité

Pour la fille de Lycomèdeidès, qui aime encore les osselets. »

Si Adonis a « près de dix-huit ou dix-neuf ans », ici l'époux a dépassé les trente ans et l'épousée douze ou treize ans. Un tel écart d'âge entre les époux s'expliquerait, selon P. Brûlé, par le fait que les fillettes étaient plus souvent abandonnées à la naissance que les garçons, mais après la participation des hommes les plus jeunes aux guerres incessantes les deux populations s'équilibraient.


Dans un tel contexte, le choix de faire mourir Adonis parmi des laitues n'est pas anodin. Pour ma part je m'y refuse. D'autant plus qu'il m'est possible de convoquer, à propos de la laitue, un autre personnage de la mythologie grecque : Phaon. Mais ceci est une autre histoire.

C.M.


* * *

- L'affirmation qu'Adonis est mort parmi des laitues se trouve, entre autres, chez J.-M. Pelt, Des légumes (1993) et M. Pitrat et C. Fournyn, Histoires de légumes des origines à l'orée du XXe siècle (2003). Il y a peu de doute qu'elle provienne de M. Détienne, Les Jardins d'Adonis, mythologie des aromates en Grèce (1972). Cette affirmation lui permet de construire « un code botanique qui va de la myrrhe dont nait Adonis [en fait, à sa naissance, sa mère est métamorphosée en arbre à myrrhe (Commiphora myrrha)], à la laitue où il meurt et qui apparait très rigoureusement orienté selon un axe vertical, depuis les plantes « solaires », chaudes, sèches, voire brûlées, incorruptibles et parfumées jusqu'aux plantes d'en bas, froides, humides, crues, proches de la mort et de la mauvaise odeur. » (résumé de J. P. Vernant apparaissant dans l'introduction du livre de M. Détienne).

- Anémone, le mot vient du grec á¼????Ï???, souvent interprété comme un dérivé de á¼?????Ï? (anemos = vent). Il pousse en Grèce des anémones de couleur rouge : Anemone pavonina Lam. et Anemone coronaria L. (S. Amigues, Théophraste, Recherches sur les plantes (2010). Mais il n'est pas exclu que la plante puisse être un adonis (Adonis aestivalis, par exemple) , car le genre Adonis bien que présent n'apparait pas chez un botaniste comme Théophraste. C'est l'avis de Guy Ducourthial dans sa Petite flore mythologique (2014)

- Athénée de Naucratis, Les Deipnosophistes, II, 18). Athénée est un érudit et un grammairien grec né à Naucratis en Egypte vers 170 après J.-C., dont la date et le lieu de la mort sont inconnus.

- Les poètes comiques cités sont : Nicandre (IIe s. av. J.C.), qui est aussi un grammairien et médecin grec né à Claros près de Colophon en Ionie ; Amphis (IVe s. av. J.-C.), un auteur athénien de la Comédie moyenne, contemporain de Platon ; Callimaque (IIIe s. av. J.-C.)) né à Cyrène et mort à Alexandrie. Eubule (IVe s. av. J.-C.), qui est lui aussi un auteur athénien de la Comédie moyenne.

- Dans la comédie Lysistrata (411 av. J.-C.), une belle Athénienne du même nom, pour mettre fin à la guerre, convainc les femmes des cités grecques de se refuser à leurs maris jusqu'à ce qu'ils cessent le combat. Dans cet extrait on peut penser qu' Aristophane laisse entendre que le citoyen Démostratos aurait mieux fait de s'occuper de son épouse, qui se livraient à tels « dérèglements », plutôt que d'appeler à une expédition militaire qui se soldera par un échec cuisant.

- Dioscoride, Matéria Médica, II, 136. Dioscoride, est un médecin grec du Ier s. ap. J.-C. qui exerça une très grande influence durant tout le Moyen Age et au XVIè s.

- Bion de Smyrne, Idylles, I, 66, Chant funèbre sur Adonis. Bion est un poète bucolique grec qui vécut en Sicile (120 av. J.-C. â?? 50 av. J.-C.).

- Ovide, Métamorphoses, X, vers 503 à 739. Ovide est un poète latin, né en 43 av. J.-C. à Sulfoné en Italie et mort en 17 ou 18 ap.J.-C. en exil à Tomis.

- Théocrite, XVème Idylle : Les Syracusaines ou Les femmes qui fêtent Adonis. Théocrite (vers 315 av. J.-C. - 250 av. J.-C.) est un poète bucolique grec.

- Les Syracusaines en question sont deux femmes, Praxinoé et Gorgo, venues de Syracuse à Alexandrie afin d'assister à la fête d'Adonis, donnée au palais royal par la reine Arsinoé. ( Luciano Canfora, Histoire de la littérature à l'époque hellénistique (1986, ed. franç. 2004). Le fragment reproduit ici, est extrait d'un chant entonné par une « fille de l'Argienne » .

- Lucien de Samosate, LXXII, Sur la déesse syrienne. Lucien (vers 120-180 ap. J.-C.) est un rhéteur et satirique qui vivait en Anatolie et écrivait en grec.

- Cette plaidoirie, décrivant les différents états des femmes grecques, est prononcée entre 343 et 340 av. J.-C. par Apollodore qui attente un procès public à l'ancienne courtisane Néaira, l'accusant d'être une étrangère, qui en se mariant à un citoyen athénien, introduit ses enfants dans la cité, ce qui est contraire aux lois.

- Dans Iphigénie à Aulis (405 av. J.-C.), Clytemnestre tente de persuader Agamemnon de ne pas offrir leur fille Iphigénie en sacrifice à Nérée, dieu marin, qui refuse de laisser souffler les vents indispensables au transport des guerriers grecs vers Troie.

- Extrait d'une épigramme votive d'Antipater de Sidon (IIe s. av. J.-C.) analysé par Pierre Brulé dans La Grèce d'à côté : Réel et imaginaire en miroir en Grèce antique (2007) - p. 69.