Histoire d'Espèces : Fleurs et bourdons, une longue histoire d'amour et de dépendance réciproque

Date de l'article 01.10.2020 - 01:00
Auteur Daniel Guiral
En résumé Les plantes à fleurs (les Angiospermes, dont les ovules puis les graines sont protégés dans un réceptacle) sont apparues sur la Terre après les Bryophytes (hépatiques, mousses et sphaignes), les Ptéridophytes (fougères) et les premières plantes à graines nues ou Gymnospermes. Les Gymnospermes (essentiellement représentées actuellement par les conifères) datent de 300 millions d’années. À la différence des Angiospermes, leurs ovules sont portés par des cônes femelles où le pollen produit par les fleurs mâles - formant de petits cônes constitués uniquement d'étamines portant à leur face inférieure deux sacs polliniques - transporté par le vent vient les féconder et permettre la formation des graines qui assureront ainsi la pérennité de l’espèce. .......
L'article

Fleurs et bourdons : une longue histoire d’amour et de dépendance réciproque


La lente éclosion des fleurs


Les plantes à fleurs (les Angiospermes, dont les ovules puis les graines sont protégés dans un réceptacle) sont apparues sur la Terre après les Bryophytes (hépatiques, mousses et sphaignes), les Ptéridophytes (fougères) et les premières plantes à graines nues ou Gymnospermes. Les Gymnospermes (essentiellement représentées actuellement par les conifères) datent de 300 millions d’années. À la différence des Angiospermes, leurs ovules sont portés par des cônes femelles où le pollen produit par les fleurs mâles - formant de petits cônes constitués uniquement d'étamines portant à leur face inférieure deux sacs polliniques - transporté par le vent vient les féconder et permettre la formation des graines qui assureront ainsi la pérennité de l’espèce.


Avec la découverte de six types différents de grains de pollen fossiles d’Angiospermes dans des roches calcaires en Suisse datant de 247 à 245 millions d'années 1 l’origine des fleurs des Angiospermes telles que nous les connaissons actuellement (avec sur un même réceptacle des sépales et des pétales, une partie femelle comprenant ovaires, styles et stigmates et une partie mâle : les étamines, constituées d’un filet supportant l’anthère où se trouve le pollen) serait ainsi bien plus ancienne que ce que l’on considérait jusqu’alors suite à la découverte attestée en Chine de Nanjinganthus ; une Angiosperme fossile dont tous les organes floraux ont été retrouvés et qui datait de plus de 174 millions d’années 2.


Ces âges anciens de l’ère secondaire (respectivement des Trias et Jurassique moyens), contemporains des grandes périodes de submersion marine et de dépôt des sédiments calcaires et dolomitiques dans notre région, sont ainsi très antérieurs à l’apparition des premiers insectes pollinisateurs datant de 110 millions d'années (Crétacé inférieur). L’existence de ces précurseurs de la pollinisation est attestée par la découverte dans des dépôts d'ambre du Pays Basque en Espagne d’insectes (des thrips) dont le corps était couvert de grains de pollen qui très probablement constituaient la base de leur alimentation. Néanmoins et donc contredisant, au moins pour cette période ancienne, l’hypothèse classiquement admise d’une simultanéité entre l’apparition des fleurs et des insectes pollinisateurs cet âge très ancien des pollens trouvés en Suisse est conforté par une preuve indirecte, fruit d’une étude française publiée en 2017 (Université de Clermont-Ferrand et l’INRAE) 3. Après avoir séquencé l’ADN de 37 plantes actuelles comprenant des monocotylédones (les céréales) et des dicotylédones (légumineuses, crucifères, arbres fruitiers) ils ont estimé à 214 millions d’années la date d’apparition de l’ancêtre commun de toutes les plantes à fleurs dont les calcaires suisses ont peut-être conservé la trace de leur pollen. Aujourd’hui, les Angiospermes terrestres représentées par 350 000 espèces (soit près de 90 % du nombre total des espèces de plantes terrestres actuelles) sont présentes et souvent dominantes dans toutes les formations végétales et à tous les étages et strates de la végétation. Toutefois aux altitudes et latitudes les plus élevées en raison du gel qui règne la majeure partie de l’année, elles y sont plus rares et les conifères et les lichens sont restés dominants.




Les innovations des Angiospermes qui ont permis le développement de ces fleurs hermaphrodites (à la fois mâle et femelle) et de leurs graines enfermées et protégées dans un fruit, ont donc connu, au fil du temps, un succès considérable qui a été accompagné par l’apparition d’insectes pollinisateurs spécialisés assurant le transport du pollen jusqu’aux ovaires. Pour la plante le recours à ce messager ailé butinant de fleur en fleur a rendu la reproduction nettement moins aléatoire que le transport du pollen par le vent. Ce gain d’efficacité a permis de limiter la production de pollen ; une énergie qui a été alors mobilisée pour développer des stratégies permettant d’attirer et de fidéliser les insectes indispensables à leur reproduction. Mais plus les plantes à butiner sont nombreuses sur un même secteur, plus elles entrent en concurrence. Aussi pour perdurer, elles ont dû se transformer afin de se démarquer de leurs voisines, en jouant la carte de la séduction. Formes, couleurs, odeurs, sécrétion de nectar, dégagement de chaleur, charges électriques sont autant d’artifices et de stimulus qui orientent le choix du pollinisateur et qui ont constitué un extraordinaire moteur d’évolution et de différenciation.




Historiquement les relations entre les abeilles et les fleurs ont focalisé l’attention des chercheurs. Une antériorité logique quand on considère la place que ces insectes organisés en société occupent dans notre histoire et nos cultures. Des peintures rupestres d’une grotte (la « cueva de la Araña » la grotte de l’araignée) dans la province de Valence en Espagne témoignent en effet que le miel était recueilli il y a 4 000 à 7 000 ans et un bas-relief d’un temple (le temple solaire d'Abou Ghorab) en Égypte, datant de presque 4 500 ans, atteste de la « domestication » des abeilles et du passage d’une pratique de cueillette du miel à l’apiculture. Ces recherches portant sur les perceptions sensorielles et les modalités de communication des abeilles ont connu, en 1973, une très grande notoriété avec l’attribution à Karl von Frisch du prix Nobel de physiologie pour, en particulier, ses découvertes sur la description du langage auquel les butineuses recourent pour transmettre à leurs consœurs, en dansant, la localisation précise (la danse frétillante) et la nature (la danse en rond) des fleurs matures à récolter.




Cependant ces dernières années les liens unissant les bourdons terrestres (Bombus terrestris) aux fleurs ont fait l’objet de travaux originaux tout aussi étonnants que ceux consacrés aux abeilles domestiques.




Des bourdons dupés qui nous ont permis de voir avec leurs sens et de comprendre comment ils apprennent et mémorisent.


L’existence de plantes aux morphologies, couleurs et parfums proches dont l’une produit du nectar et l’autre non (plante mimétique) - et qui très souvent se doivent de coexister a permis de hiérarchiser les divers stimulus mis en œuvre par les fleurs pour attirer et fidéliser leurs pollinisateurs. L’exemple de couple, commun dans notre région et le plus étudié, est celui d’une campanule (Campanula persicifolia) copiée par une orchidée (Cephalanthera rubra) qui fait l’économie de produire du nectar 4. En misant sur ce mimétisme les céphalantères dupent ainsi les pollinisateurs naïfs. Si la couleur visible pour nous de ces deux fleurs est différente (respectivement bleu violet vs rose) leur lumière réfléchie est similaire et probablement telle que perçue par les insectes. Pour eux la céphalanthère et la campanule ont les mêmes couleurs et elles seront donc visitées indifféremment par les insectes qui ne distinguent pas une différence pourtant évidente pour nous. En conséquence, le succès reproducteur de l’orchidée dans les habitats où elle coexiste avec la campanule augmente avec un nombre de fruits dans ces zones six fois supérieurs aux régions où les orchidées existent sans les campanules.

Cette stratégie de duperie pour bénéficier des avantages attractifs de la production de nectar sans le produire a été mise à profit en réalisant des fleurs artificielles de même morphologie, soit de même couleur (vert, violet ou orange tels que perçus par notre vison) ou de même parfum (huile de rose ou huile de girofle) soit de mêmes couleurs et parfum avec pour chaque combinaison deux modalités un lot récompensait (goutte d’une solution sucrée) et l’autre dupait (goutte d’eau) les bourdons 5. Il a été ainsi possible de démontrer que la discrimination des fleurs par les bourdons dépendait en premier de leur parfum et que la combinaison d’un parfum associé à une couleur permettait une meilleure mémorisation et réactivation de cette mémoire. Cet apprentissage permet aux bourdons de faire la distinction entre les fleurs récompensant (solution sucrée simulant le nectar) et les fleurs mimétiques sans bénéfice nutritionnel pour eux.



Des bourdons aux « pieds-balises »


Si pour les bourdons l’odorat oriente la vision ce même sens a été mis à profit pour leur permettre de communiquer entre eux et d’informer les membres de leur ruche des fleurs les plus prometteuses. En effet, il a été démontré que les bourdons sont dotés à l’extrémité de leurs pattes de glandes productrices d’odeurs. Ils laissent ainsi des traces sur les fleurs qu'ils piétinent pour les butiner et plus elles sont visitées, plus elles seront attractives 6. Ils sont en outre capable de distinguer les effluves de leurs colocataires de celles d'un « étranger » et ils peuvent faire la différence entre leur odeur et celle des membres de leur famille. Cependant au fil du temps le stock de nectar s’épuisera et la fleur fanera. De ce fait, elle sera moins visitée et pour des périodes de plus en plus courtes et son balisage s’estompera au bénéfice de nouvelles fleurs plus récemment écloses.




Les bourdons, des horticulteurs avisés


Ils existent nécessairement des périodes où la demande des bourdons sera plus importante que l’offre de fleurs disponibles d’intérêt pour eux. Une étude récente de 2020 a décrit un comportement tout à fait surprenant. Des bourdons confrontés à une raréfaction de leurs ressources utilisent alors leurs pièces buccales pour réaliser des trous dans les feuilles des espèces dont ils apprécient plus particulièrement le nectar et le pollen. Étonnamment ces bourdons qui semblent se nourrir activement de feuilles ne transportent pas ce matériel foliaire vers leur ruche. L’hypothèse a alors été envisagée que les dommages qu’ils infligeaient ainsi aux plantes pouvaient influencer leur production de fleurs ultérieures 7. Cependant si des stress sont connus pour modifier la période de floraison (une technique adoptée par les horticulteurs pour synchroniser la disponibilité des fleurs en fonction des attentes des consommateurs), les stress appliqués n’étaient que de nature abiotique (choc de températures, manipulation des photopériodes …). Des observations et expérimentations ont permis néanmoins de confirmer cette étonnante hypothèse de floraison forcée par les bourdons. En effet, on constate que :


  • les plantes les plus proches d’une ruche à bourdons produisent plus de fleurs

  • les dommages sont moins fréquents quand le nombre de fleurs épanouies est plus important

  • en référence à des plantes témoins indemnes de stress foliaire la floraison est plus précoce (– 30 jours) après les dommages qu’exercent les bourdons que suite à des blessures pratiquées manuellement (– 20 jours) en recourant à des pinces métalliques et un rasoir des atteintes que l’on pense naïvement, selon nos critères, être similaires au stress exercé par les bourdons : indéniablement des experts en horticulture et en physiologie végétale.






Alors que nous commençons à comprendre la diversité et l’ingéniosité des complémentarités qui unissent les diverses populations végétales et animales nous faisons aussi le triste constat que, tout particulièrement, notre agriculture industrielle et mécanisée, sous perfusion nutritive et en lutte constante vis-à-vis d’une nature perçue comme hostile, est à même de détruire en quelques années tous ces liens complexes, fruits d’une très longue histoire de cohabitation et de coévolution. S’informer de ce que l’évolution a su créer et prendre conscience des conséquences de nos interventions brutales et massives sont maintenant une urgence.








Pour les plus curieux des curieux

1 - Hochuli P.A., Feist-Burkhardt S. 2013. Angiosperm-like pollen and Afropollis from the Middle Triassic (Anisian) of the Germanic Basin (Northern Switzerland). Front. Plant Sci. 4 : 344.

https://doi.org/10.3389/fpls.2013.00344


2 - Fu Q., Diez J.B., Pole M., Ávila M.G., Liu Z.-J., Chu H., Hou Y., Yin P., Zhang G.-Q., Du K., Wang X., 2018. An unexpected noncarpellate epigynous flower from the Jurassic of China

https://elifesciences.org/articles/38827

3 - Murat F., Armero A. Pont C., Klopp C., Salse J. 2017. Reconstructing the genome of the most recent common ancestor of flowering plants. Nature Genetics, 49(4)
https://www.nature.com/articles/ng.3813


4 - Nilsson L. A., 1983. Mimesis of bellflower (Campanula) by the red helleborine orchid Cephalanthera rubra. Nature (305) : 799–800.


5 - Kunze J., Gumbert A., 2001.The combined effect of color and odor on flower choice behavior of bumble bees in flower mimicry systems. Behavioral Ecology, 12(4) : 447–456, https://doi.org/10.1093/beheco/12.4.447


6 - Pearce R.F., Giuggioli L., Rands S.A., 2017. Bumblebees can discriminate between scentmarks deposited by conspecifics. Scientific reports.

https://www.nature.com/articles/srep43872.pdf

7 - Pashalidou G., Lambert H., Peybernes T., Mescher M.C., De Moraes C.M., 2020. Bumble bees damage plant leaves and accelerate flower production when pollen is scarce. Science, 368(6493) : 881-884.

https://DOI: 10.1126/science.aay0496