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Histoires de salades


Les trois ramasseuses de répounchouns

  • Il était une fois, une femme qui élevait seule ses trois filles. Pour survivre elle cueillait des répounchouns, qu'elle vendait sur les marchés. Un matin, se sentant malade, elle demanda à l'aînée de la remplacer et lui indiqua où faire la récolte.

  • La jeune fille prit le panier et s'y rendit. Elle découvrit de magnifiques répounchouns. Pour les déterrer, elle fragmenta la terre à coups de binette, dégagea assez de la racine pour l'empoigner et tira. Rien ne vint. Elle se planta une jambe de chaque côté, renforça la prise de son autre main et tira de toutes ses forces. Le répounchoun bougea, mais au lieu de monter vers elle, il s'enfonça dans le sol et l'entraîna dans les profondeurs de la terre.

  • La mère, inquiète envoya la cadette à sa recherche. Celle-ci trouva, au milieu des répounchouns, la binette et le panier renversé. C'était trop bête de ne pas en cueillir quelques-uns. Elle usa de la binette, tira, rien ne vint, elle tira de toutes ses forces et disparut dans le sol.

Ce fut au tour de la plus jeune. Elle aussi, voulut cueillir quelques répounchouns et se trouva entraînée dans les profondeurs de la terre.

Pst! Pst ! Pst! C'était l'aînée. La voix provenait du trou d'une serrure. La plus jeune se releva, se fit reconnaître et approcha son oreille : "Un mandragous nous a enfermées dans ce garde à manger."
(Vous savez ce qu'est un mandragous ? Non ? Une mandragore est une plante dont la racine ressemble à un être humain. Un mandragous est un être qui ressemble à une racine. Si les humains mangent des racines, le mandragous lui mange des ... humains !)

L'aînée continua :

- Il m'a jetée au sol, pris une clé et a ouvert le garde à manger. Il y est entré et j'ai entendu un homme hurler. Le mandragous est sorti et m'a tendu un pied plein de sang.

- "Fais-t-en une soupe et manges-la, avant mon retour."

J'ai enterré le pied. J'ai fait une soupe avec ce que j'ai trouvé et je me suis dépêchée de la manger. Quand le mandragous est revenu, il m'a demandé : « Tu as bien tout mangé ?"

- J'ai dit Oui.

Alors il a hurlé : "Pied où est tu ?"

Et le pied a répondu : "Sous les tiens"!
Le mandragous m'a empoignée par les cheveux et jetée dans le garde à manger.

La cadette expliqua : "Moi c'est une main droite qu'il a voulu me faire manger. J'ai creusé un trou dans le mur, j'y ai caché la main puis j'ai fait une soupe que j'ai vite avalée. Quand le mandragous est revenu, il s'est s'appuyé contre le mur et m'a demandé : "Tu as bien tout mangé ? »

- J'ai dit Oui.

Alors il a hurlé : "Main où est tu ?"

- Et la main a répondu :"Près de la tienne"!

Il m'a empoignée par les cheveux et jetée dans le garde à manger."

C'est un cœur, encore palpitant, que le mandragous a tendu à la plus jeune.

- "Fais-t-en une soupe, et manges-la, avant mon retour."

Elle a fait une soupe avec ce qu'elle a trouvé. Puis elle a haché le cœur, déchiré le bas de son jupon, pour en faire un emplâtre qu'elle a nouée, écrasant le cœur contre le sien. Elle s'est dépêchée de manger la soupe et quand le mandragous est revenu, il a demandé : "Tu as bien tout mangé ? »

- Elle a dit "Oui".

Alors il a hurlé : "Cœur où est tu ?"

Et le cœur a répondu : "Contre le sien"!

Un sourire a ridé ce qui lui tenait lieu de visage. Il est sorti puis est revenu avec un cruchon d'alcool. Il a invité la jeunette à s'asseoir, rempli deux gobelets et en a poussé un vers elle. La jeune fille l'a porté à ses lèvres. Elle s'est dit, si dans les veines d'un mandragous coule du sang de navet, il n'en est pas moins mâle. Aussi, d'une œillade elle l'a invité à partager ce premier plaisir. Il a fait cul-sec. Elle, a vidé, discrètement, le sien sur le sol puis l'a tendu pour "remettre-ça". Les tournées se sont succédées. Ses œillades à elle, se sont faites de plus en plus torrides, son regard à lui, de plus en plus vitreux et quand sa tête de légume a fini par s'affaisser, la jeunette a attrapé une poêle et frappé, frappé, frappé, jusqu'à le réduire en purée. Elle en a retiré la clé, ouvert le garde à manger et délivré tout le monde.

On raconte que :

L'aînée a alors épousé l'homme, dont elle avait failli manger pied, mais leur union fut plutôt bancale.

La cadette et son homme, eux, se sont mariés de la main gauche.

Quant à la plus jeune, elle a gardé jusqu'à sa mort, le cœur de son homme collé contre le sien.

C.M.

* * *

(1) Répounchoun est le nom occitan de la raiponce (Campanula rapunculus L.).

- Adapté du conte Les trois ramasseuses de chicorée, recueilli par Italo CALVINO, Contes populaires italiens (1980-1984), T. III, pp. 277-282.

- Les chicorées sauvages du conte recueilli par Italo CALVINO sont devenues, en traversant les alpes, des répounchouns, qui de ce côté, sont cueillis avec leurs racines, ce qui n'est pas le cas des chicorées sauvages.