Mes petites découvertes, sources de fertiles lectures

Date de l'article 23.09.2019 - 05:00
Auteur Daniel Guiral
En résumé Une araignée tisse sa toile dans mon jardin et ce fil d’Ariane m’a conduit, en chantant, à redécouvrir C. Darwin (La descendance de l'homme et la sélection sexuelle) et R. Dawkins (Le Gène égoïste).
L'article

Un beau jour ou peut-être une nuit, je ne sais plus ?
Mais si !!! C’était le matin quand Annie est partie dans le jardin cueillir des tomates. Elle était là, trônant au centre de sa toile de près d’un mètre carré, très grande, le dos uniformément blanchâtre, le ventre ornementé de très complexes et fins dessins quasi géométriques marron sur fond beige avec de très longues pattes regroupées par deux en croix de Saint André présentant une alternance de segments noirs et beiges mais surtout un abdomen (dénommé opisthosome chez les araignées) vraiment remarquable présentant 3 importantes et symétriques boursouflures latérales.

Notre invitée vue de dos et par en dessous

Au centre de la toile, des fils en zigzag la renforcent qui portent le nom de stabilimentum. Pas simple à placer lors d’un dîner en tête-à-tête mais au moins, le nom évoque la fonction.
Inconnue de nous, nous l’avons vite prise en photos et envoyée à Jean Burger pour avoir le contact de notre Spiderman euzérien : Louis Mertens. Retour quasi immédiat de Jean et confirmation de Louis « Une magnifique Argiope lobée. Ça fait plaisir de voir qu'on en trouve encore, leur présence est assez irrégulière ces derniers temps ».

Avec cette information essentielle je cherche et consulte des articles très généraux. Pas de doute possible entre mes piquets à tomates, c’est bien Argiope lobata qui a choisi notre jardin pour déployer sa toile. Une espèce que l’on rencontre dans le Sud de l’Europe, en Asie et en Afrique, proche parente d’une autre Argiope, elle aussi très belle mais plus petite : l’Argiope frelon où l’Argiope rayée (Argiope bruennichi).

L’Argiope frelon au centre de sa toile

L'Argiope frelon est assez commune à Restinclières dans les secteurs de hautes herbes sèches et dans nos rosiers où elle a choisi cette année de construire sa toile.

Le lendemain elle était toujours là mais cette fois, avec dans une petite toile attenante, une chétive petite araignée que j’avais vu la veille se promener à distance du piège déployé par notre belle invitée.

Notre couple dont le mâle a très probablement été sacrifié pour assurer la pérennité de ses gènes


Re-photos, réexpédition et confirmation par mes référents. C’est bien Monsieur venu rejoindre sa Dame.

Formidable, c’est donc bien le couple, même si en l’occurrence ce mâle est en fait fort minable.

Retour aux ouvrages. Si la femelle est polyandre (elle a la possibilité de s’accoupler avec plusieurs mâles) elle est aussi cannibale ; ce qui est le moyen le plus sûr de s’assurer de la fidélité de son partenaire qui lui, en échange, donnera son corps à sa partenaire pour contribuer, en l’alimentant, à la maturation de ses ovules. Ainsi après leur accouplement, il assurera avec plus de chance de succès, la pérennité de ses gènes via la vitalité de leurs descendants communs.

Re re-lendemain ; elle était encore là, mais plus lui. C’était écrit, en fait la Nature nous jouait un remake du drame version spidérienne de Papaoutai.

Étonnant tout de même une telle stratégie car comment la sélection naturelle a-t-elle pu aboutir à un tel dimorphisme entre femelle et mâle ? Une disproportion en outre, qui ne lui octroie, à priori, qu’une seule tentative pour qu’à défaut de lui perdurer au moins, et c’est l’essentiel, ses gènes lui survivent.
 
Dans ce domaine, comme dans tant d’autres, le premier à avoir été intrigué est le grand Charles, non pas celui avec un képi et de l’appel, mais le nôtre, Darwin, celui qui a vogué sur le HMS Beagle, qui était un fameux trois-mâts fin comme un oiseau. Hisse et ho, Santiano.

À son retour à Londres, au sein de la société zoologique, il pensa, pensa (Non Thibaut - c’est mon petit-fils de 5 ans qui a un adorable petit chuintement - pas le serviteur de celui qui avait une araignée au plafond et qui guerroyait contre des moulins à vent, lui, c’était Sancho Pança) et repensa à tout ce qu’il avait vu au cours de son tour du monde et qui est à l’origine de notre science et de beaucoup de vocations.

Pourquoi une telle différence de taille ? Même s’il est logique que les femelles puissent être plus grosses que les mâles car produisant les ovules où se trouvent tout le bagage cellulaire nécessaire à la vie du futur œuf, puis de toutes les cellules de l’adulte alors que les spermatozoïdes ne véhiculent quasi-exclusivement que le patrimoine génétique du mâle. Néanmoins si les spermatozoïdes ne peuvent pas avoir la taille des ovules, cela n’implique pas nécessairement que le mâle doive être si malingre.  Il suffit de voir Arnold Schwarzenegger, Rocco Siffredi ou plus encore la Montagne de Game Of Thrones pour s’en persuader.
 
Dans la lignée de la théorie de l’évolution, dont notre Charles a été l’un des principaux concepteurs, les biologistes réalisèrent ultérieurement que la polyandrie (plusieurs mâles possibles pour une même femelle) et le fait que certaines femelles avaient la possibilité de stocker les divers spermes de leurs différents mâles pouvaient amener à une nouvelle forme de compétition mâle-mâle post-copulatoire dénommée la compétition spermatique.

Dans ces recherches, notre (car nous avons beaucoup pactisé) A. lobata a apporté des confirmations mais aussi des éléments nouveaux dont certains ne sont toujours pas totalement expliqués.
 
Regardons plus en détail tout cela maintenant.
Chez de nombreuses espèces d'araignées, en particulier celles construisant des toiles, les femelles ont pris le parti de consommer leur mâle et cela malgré ou grâce à leur petitesse. Dans cette affaire tout est donc une question de timing.  S’il est dévoré avant d’avoir pu copuler et transférer son sperme, ce n’est évidemment pas bénéfique pour lui, alors que la femelle y gagnera un repas livré à son domicile et sans frais de port.

Ainsi l’investissement du mâle pour se reproduire est ici total et définitif. Cependant, il va tout mettre en œuvre afin que son sperme ne se retrouve pas en compétition avec celui des autres mâles qui se seront accouplés après lui avec la Belle et qui finiront, comme lui, à son menu.
Comme chez A. lobata on n’en est pas à un sacrifice près, la stratégie adoptée par le mâle est de laisser l’un de ses pédipalpes (les pédipalpes correspondent à la deuxième paire d'appendices buccaux classiquement dédiée à la préhension et la gustation des proies mais qui, chez les mâles d’araignée, sont terminés par un dernier article hypertrophié copulateur) à l'intérieur du canal d'insémination de la femelle, l’obstruant ainsi définitivement et cela en claironnant : Croyez-vous que je sois jaloux ? Pas du tout, pas du tout ! Moi j'ai un piège à fille, un piège tabou. Un joujou extra qui fait crac boum hue.
Comme les femelles ont 2 ouvertures copulatoires indépendantes reliées à une spermathèque via un canal d’insémination, elles auront, dans le cas de mâles précautionneux, la possibilité de ne s’accoupler que 2 fois. Par contre cela sera sans limite avec des mâles non concernés par les enjeux de la compétition spermatique. Suite à l’ablation de l’un de leurs pédipalpes les mâles seront : - soit stériles et le cannibalisme sera sans conséquence si ce n’est de réduire brutalement leur espérance de vie – soit, s’ils ont donc réussi à ne pas être croqués, eux aussi auront la possibilité de répéter une seconde et ultime fois l’épreuve particulièrement périlleuse de se reproduire.
 
Cependant il a été observé que l’Argiope lobée ne consomme pas systématiquement son mâle. En effet plus d’un mâle sur 2 survit à sa première copulation et cela à la différence de l’Argiope frelon où seulement 1 mâle sur 5 est épargné. Ainsi en fin de repas des banquets familiaux chez les A. lobées, il est de tradition que les quelques mâles encore en vie reprennent en chœur et avec ferveur : Mourir d'aimer. Payer l'amour au prix de sa vie. Ton cœur se prend, le mien se donne. Partir en redressant la tête. Sortir vainqueur d'une défaite. Mourir d’aimer.
 
Comme les chercheurs sont souvent des gens astucieux, ce cannibalisme sélectif d’A. lobée a été mis à profit pour comparer les succès reproducteurs du premier mâle d’A. lobée par rapport à son éventuel second et ce qu’il en résultait au plan de leur intégrité physique.
 
Il a été ainsi montré que, si les taux de cannibalisme sont équivalents pour les premiers ou les seconds mâles, ceux qui ont été cannibalisés lors de leur première copulation avaient sacrifié leur pédipalpe avec une probabilité bien plus élevée (74%) que les mâles qui avaient été épargnés (15%) et cela indépendamment de l’expérience de la femelle qu’elle soit vierge ou qu’elle se soit déjà une fois accouplée.

En outre, les mâles cannibalisés, dont la grande majorité s’étaient donc automutilés, avaient copulé plus longtemps que ceux qui avaient été épargnés. Ainsi, les dommages que les mâles s’imposent dans le cadre de leur compétition spermatique pourraient être influencés par la durée de la copulation, qui, elle relève d’un choix de la femelle avec donc deux options à sa discrétion style Fort Boyard :

● tu restes longtemps, tu me laisses ton pédipalpe, je te croque mais tu es sûr à  50 % d’être le père de nos enfants
ou
● tu fais vite, sans trop t’investir, la fuite t’est accordée et tu auras la possibilité de multiplier tes partenaires pour très éventuellement être père.


Ainsi, alors que l’on avait longtemps pensé que les femelles étaient passives aux stratégies des mâles d’optimisation de leur sperme par l’adoption de comportement post-copulatoire, ces observations chez A. lobée confirmaient le principe très général d’action-réaction qui contrôle les relations entre les espèces au sein d’une même communauté et, de ce fait, qui est aussi et avec la sélection sexuelle, l’un des moteurs majeurs de l’évolution des espèces et de leurs adaptabilités.
Les comportements des femelles d’A. lobée en réaction à celles des mâles les conduisent aussi à pouvoir favoriser le sperme d’un mâle au détriment de celui d’un éventuel autre mâle, partenaire pour elle et concurrent pour lui. Ces stratégies ont été dénommées choix cryptique des femelles et, là encore, les études sur A. lobée ont été d’un apport théorique majeur.
Chez beaucoup d’arthropodes, dont les araignées, l’inceste est toujours possible. Aussi, afin d’éviter les risques et les effets délétères de la consanguinité il a été montré que les femelles d’A. lobée interrompent d’autant plus rapidement la copulation que leur séducteur leur est apparenté. De plus, outre ce choix d’un mâle reproducteur préférentiel via la durée du temps d’accouplement qui lui est accordé, elle a développé des stratégies post-copulatoires plus sophistiquées encore et effectivement invisibles de l’extérieur d’où leur qualificatif de cryptique.
Comme chaque spermathèque stocke le sperme d’un mâle différent elle peut choisir ultérieurement d’ouvrir l’une ou l’autre de ses spermathèques et de transférer ainsi le sperme du mâle choisi jusqu’à ses oviductes en écartant systématiquement celui d’un frère, par exemple, car pas de risque d’inceste paternel puisque lui est probablement mort suite à ses actes d’amour avec sa propre mère.
Les femelles d’A. lobée ont même la possibilité de digérer le sperme d’un mâle non désiré alors qu’il est stocké au sein de l’une de ses spermathèques. Ainsi pour cet apparenté, après s’être automutilé et avoir été cannibalisé par sa partenaire son sperme sera lui aussi consommé et cela afin d’éviter la consanguinité et ses effets délétères.   
Je suis malade, complètement malade. Je verse mon sang dans ton corps. Cet amour me tue, si ça continue je crèverai seul avec moi.
Je suis malade, c'est ça, je suis malade. Tu m'as privé de tous mes chants, tu m'as vidé de tous mes mots.


Et vous me demandez alors il est où le bonheur ?
Mais il est dans tout chat ; Thibaut !! sois un peu plus attentif s’il te plait car tout cela est aussi très sérieux.


Bibliographie pour les plus curieux et accessible via Scholar Google
Chuine A. (2010). Les comportements pré- et post-copulatoires d’évitement de la consanguinité . Mémoire Master Biologie des Organismes et des Populations - Écologie Comportementale et Conservation, Université de Bourgogne, 27 pp
Nessler S. H.,  Uhl G. Schneider J.M. (2009). Sexual cannibalism facilitates genital damage in Argiope lobata (Araneae:Araneidae). Behav Ecol Sociobiol 63:355–362
Tregenza, T. & Wedell, N. (2002). Polyandrous females avoid costs of inbreeding. Nature, 415, 71-73.
Welke K., Schneider J. M. (2009). Inbreeding avoidance through cryptic female choice in the cannibalistic orb-web spider Argiope lobata. Behavioral Ecology, 20, 1056-1062.


Daniel Guiral, retraité, danseur, bonsaï-ka, aquariophile et inconditionnel des "Brins de Botanistes". Membre du CA des Écologistes de l'Euzière depuis 2018 et représentant l'Association au sein de la Commission Locale de l'Eau. Membre du Réseau Eau Languedoc Roussillon de France Nature Environnement. Président de l'Association Départementale des Anciens Maires et Adjoints de l'Hérault (ADAMA 34).


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